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lettres persanes.

« Monsieur,

« Je suis la plus malheureuse fille du monde ; j’ai toujours été la plus vertueuse actrice de l’Opéra. Il y a sept ou huit mois que j’étois dans la loge où vous me vîtes hier ; comme je m’habillois en prêtresse de Diane, un jeune abbé vint m’y trouver ; et, sans respect pour mon habit blanc, mon voile et mon bandeau, il me ravit mon innocence. J’ai beau exagérer le sacrifice que je lui ai fait, il se met à rire et me soutient qu’il m’a trouvée très-profane. Cependant je suis si grosse que je n’ose plus me présenter sur le théâtre : car je suis, sur le chapitre de l’honneur, d’une délicatesse inconcevable ; et je soutiens toujours qu’à une fille bien née il est plus facile de faire perdre la vertu que la modestie. Avec cette délicatesse, vous jugez bien que ce jeune abbé n’eût jamais réussi, s’il ne m’avoit promis de se marier avec moi : un motif si légitime me fit passer sur les petites formalités ordinaires et commencer par où j’aurois dû finir. Mais, puisque son infidélité m’a déshonorée, je ne veux plus vivre à l’Opéra, où, entre vous et moi, l’on ne me donne guère de quoi vivre : car, à présent que j’avance en âge, et que je perds du côté des charmes, ma pension, qui est toujours la même, semble diminuer tous les jours. J’ai appris, par un homme de votre suite, que l’on faisoit un cas infini, dans votre pays, d’une bonne danseuse, et que, si j’étois à Ispahan, ma fortune seroit aussitôt faite. Si vous vouliez m’accorder votre protection et m’emmener avec vous dans ce