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lettres persanes.

modestie, pour cacher leurs bras. Il y a en bas une troupe de gens debout, qui se moquent de ceux qui sont en haut sur le théâtre, et ces derniers rient à leur tour de ceux qui sont en bas.

Mais ceux qui prennent le plus de peine sont quelques gens qu’on prend pour cet effet dans un âge peu avancé, pour soutenir la fatigue. Ils sont obligés d’être partout ; ils passent par des endroits qu’eux seuls connoissent, montent avec une adresse surprenante d’étage en étage ; ils sont en haut, en bas, dans toutes les loges ; ils plongent, pour ainsi dire ; on les perd, ils reparoissent ; souvent ils quittent le lieu de la scène et vont jouer dans un autre. On en voit même qui, par un prodige qu’on n’auroit osé espérer de leurs béquilles, marchent et vont comme les autres. Enfin on se rend à des salles où l’on joue une comédie particulière : on commence par des révérences, on continue par des embrassades. On dit que la connoissance la plus légère met un homme en droit d’en étouffer un autre : il semble que le lieu inspire de la tendresse. En effet, on dit que les princesses qui y règnent ne sont point cruelles ; et, si on excepte deux ou trois heures par jour, où elles sont assez sauvages, on peut dire que le reste du temps elles sont traitables, et que c’est une ivresse qui les quitte aisément.

Tout ce que je te dis ici se passe à peu près de même dans un autre endroit, qu’on nomme l’Opéra : toute la différence est qu’on parle à l’un, et que l’on chante à l’autre. Un de mes amis me mena l’autre jour dans la loge où se déshabilloit une des principales actrices. Nous fîmes si bien connoissance, que le lendemain je reçus d’elle cette lettre :