Page:Montesquieu - Pensées et Fragments inédits, t1, 1899.djvu/319

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malheureux si, avec les organes que nous avons, nous étions en sa place.

Retranchons donc du nombre des malheureux tous les gens qui ne sont pas de la Cour, quoiqu’un courtisan les regarde comme les plus infor- 5 tunés de l’Espèce humaine1. Retranchons en tous ceux qui habitent les provinces, quoique ceux qui vivent dans la Capitale les regardent comme des êtres qui végètent. Retranchons en les philosophes, quoiqu’ils ne vivent pas dans le bruit du monde, et 10 les gens du monde, quoiqu’ils ne vivent pas dans la retraite.

Otons, de même, du nombre des gens heureux, les grands, quoiqu’ils soyent chargés de titres, les financiers, quoiqu’ils soyent riches, les gens de robe, i5 quoiqu’ils soyent fiers, les gens de guerre, quoiqu’ils parlent souvent d’eux-mêmes, les jeunes gens, quoiqu’on croye qu’ils ont des bonnes fortunes, les femmes, quoiqu’on les cajole, enfin les ecclésiastiques, quoiqu’ils puissent obtenir de la réputation ïo par leur opiniâtreté, ou des dignités par leur ignorance. Les vrais délices ne sont pas toujours dans le cœur des roix ; mais ils peuvent aisément y être.

Ce que je dis ne sauroit guère être disputé. Cependant, si cela est vrai, que deviendront toutes a5 les réflexions morales, anciennes et modernes ? On ne s’est guère jamais trompé plus grossièrement que lorsqu’on a voulu réduire en système les sentiments

i. On dit que tout le monde se croit malheureux. 11 me semble, au contraire, que tout le monde se croit heureux. Le courtisan croit qu’il n’y a que lui qui vive.