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LE SONGE


mordit, y resta immobile. Instant immobile. Puis, sans joie, mais satisfait, il écrasa la chose finie.

Prise Troie, an du monde 2820, av. J.-C. 1884.
Fondation Rome, an du monde 3250, av. J.-C. 754.
Marathon, an du monde 3514, av. J.-C. 490.

Il sourit des yeux. Voilà donc ce qu’il était en train de transcrire, assis à la petite table de jardin dans la tiède journée de ce mars 1918, quand un brusque besoin de délassement l’avait fait saisir et feuilleter cette brochure arrivée par la poste du matin, en même temps que les fleurs provençales dont il venait si impérieusement d’abuser, ce Bulletin du collège où il avait terminé ses études voilà six ans. Il jeta un coup d’œil rapide sur les notices nécrologiques, sur les lettres des combattants, ses camarades de classe, sur tous ces noms qui étaient des noms de vivants, des noms d’êtres qui luttent, désirent, calculent, font couler des larmes. Lui qui tant de fois avait parlé de sa « folie des âmes », qui s’était nommé un « toucheur d’âmes », comme il passait vite au-dessus de toutes ces âmes ! Pour ce seul regard il connut une fois de plus qu’il y avait en lui des parties qui n’étaient plus jeunes. « Pauvres garçons, les ai-je jamais aimés ? Oui, comme César aimait ses légionnaires. Mais détestés parfois, cela j’en suis sûr, détestés quand je les voyais penchés sur leurs livres, en train de s’accroître, c’est-à-dire de s’armer contre moi. » Et voici que ses yeux revinrent sur ce titre, qu’il relut comme s’il ne le comprenait pas bien, ou si c’était son propre nom qu’il lisait là :