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LE VAMPIRE

parlons d’autre chose. Que dites-vous de la situation ?… Tout languit, rien ne va, les affaires sont nulles, les faillites se multiplient… C’est intéressant, cela !…

— Moi, je connais un certain hôtel meublé qui ne se mettra pas en faillite, ou alors ce ne se mettra pas de la faute d’une certaine dame de notre connaissance.

— Que voulez-vous dire ?

— Mais simplement qu’une baronne très distinguée empêche cet établissement de péricliter.

— Encore !

— Tenez, je ne plaisante plus. Un de nos confrères a rencontré madame de Cénac dans un petit hôtel de la rue du Bac, une maison des plus suspectes. Elle descendait l’escalier…

— Et notre confrère le montait probablement ?… Ah ! le bon apôtre… Voyez-vous cela !…

Et les réflexions, accompagnées d’éclats de rire, se continuèrent, jusqu’à ce que le groupe se fut séparé.

— En séance ! messieurs, criaient les huissiers… La séance est ouverte !…

Lentement, les députés pénétraient dans la salle en causant entre eux. On lisait le procès-verbal.

Le baron de Cénac avait tout entendu. Pas-une des railleries de ses collègues ne lui avait échappé. Toutefois, il avait su se contenir.

Blême, les dents serrées, la rage au cœur, il restait à la même place, appuyé contre la longue rangée d’armoires…

Quelques retardataires arrivaient. Il dut se déranger pour leur faire place.

Il abandonna son pardessus et son chapeau à un huissier, puis il entra à son tour dans la salle des délibérations.

Assis à son banc, il prit sa tête dans ses mains et réfléchit longuement…

Sur le coup, il n’avait pas douté de la vérité des accusations portées contre sa femme. Mais à présent, sa conviction était ébranlée. Il cherchait à se faire illusion à lui-même. Il se disait qu’aucune preuve positive n’avait été fournie. On calomniait la baronne, cela devait être. — Cela était.

Et il recouvrait quelque espoir.

Incertain, en proie aux tiraillements de la jalousie, il rentra chez lui, se promettant de redoubler de surveillance. Quant à interroger ses amis, il ne pouvait s’y résoudre ; toute sa fierté se révoltait à cette seule pensée…

La baronne, par sa sauvagerie et son existence solitaire, non moins que par sa beauté, s’était attiré la jalousie de bon nombre de femmes et, on le voit, les racontars calomnieux avaient été leur train.

Plusieurs jours se passèrent et nous avons vu M. de Cénac épiant la baronne lors de son rendez-vous avec l’abbé Caudirol Il ne s’était pas couché, et, grâce à un judas pratiqué dans la pièce située au-dessus de la chambre de madame de Cénac, il avait pu suivre les préparatifs de son départ. Depuis longtemps, il avait fait percer cette ouverture qui était dissimulée dans le parquet à son orifice, et dont l’extrémité se perdait dans les rosaces du plafond inférieur. C’était une invention que lui avait suggérée sa jalousie.

Jusque-là, il n’avait rien découvert d’anormal ; c’était la première foi, de sa vie que la baronne allait à un rendez-vous d’amour.

Son mari ne la perdait pas de vue. Torturé par le spectacle de sa trahison, il la suivait sans bruit, serrant dans ses doigts tremblants le manche d’un stylet et jetant parfois un regard sinistre sur le canon d’un pistolet qui reluisait sous ses vêtements. Il était recouvert d’un ample manteau, et il marchait tête nue, les cheveux au vent sans même s’apercevoir du désordre de sa toilette.

À l’extrémité du jardin de son hôtel, il avait rencontré un obstacle. La baronne, on se le rappelle, voyant se dessiner une silhouette sur le mur, s’était sauvée en refermant la porte. M. de Cénac n’avait pas de clé, impossible de sortir…