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LE DOCTEUR-NOIR

M. Cuplat croisa ses jambes l’une sur l’autre et d’un ton facétieux il poursuivit :

— Je vous le répète : j’ai mangé du foin. À cette époque j’étais à l’armée, et l’argent, comme vous le pensez bien, n’abondait pas dans mes poches. Or, j’ai toujours eu de l’initiative. Je faisais partie de la cavalerie et naturellement je devais soigner ma bête. C’est un devoir incontestable, et tout indiqué pour le soldat. Je ne récriminai point, mais au lieu d’offrir de bon foin à mon cheval, je lui servais une litière de mon goût.

— Et le foin passait sous le museau du noble animal ? fit l’abbé Ventron.

— C’est cela même, j’emportais chaque jour une botte que je vendais pour le mieux dans le pays. C’était le beau côté de la médaille.

M. Cuplat réfléchit quelques instants comme pour se demander s’il devait continuer ses révélations, puis il acheva son odyssée de caserne :

— J’ajouterai que, à tort ou à raison, on me confia la direction des mulets. Au train des bagages je faisais ma pelote, comme on dit vulgairement.

— Cela n’a pas duré ? demanda Flack.

— Non, il s’en faut. Mes maudits animaux eurent l’ingratitude de me dénoncer. Un jour que j’avais dissimulé deux belles bottes de foin dans un endroit retiré… savez-vous ce qui arriva… Mes mulets les découvrirent juste au moment passait un supérieur… Je fus pincé bel et bien… C’est le revers de la médaille.

La pendule qui sonnait l’heure interrompit la narration du directeur.

— Voyons, il faut cependant déjeuner, pensa-t-il à demi-voix… Mon odieux restaurateur m’abandonne… que faire ?

— Acceptez de partager le repas de M. l’abbé, hasarda Jean-Baptiste Flack.

— Mais vous-même ? fit l’aumônier.

— Oh ! je n’accepterai jamais cet honneur, se récria le faux policier.

— Allons donc ! quelle plaisanterie ! Venez, cher monsieur, je vous assure que je m’ennuie à mourir quand je prends mon repas tout seul.

— J’accepte ! fit Jean-Baptiste Flack.

— Et vous, M. Cuplat !

— Puisque vous le voulez absolument, je manquerai à tous mes devoirs en m’absentant de la prison aujourd’hui.

— Bravo ! applaudit le gros abbé Ventron, manquez, à tous vos devoirs, mon brave ami… C’est pain béni…

— Les trois hommes se levèrent…

Une demi-heure après cette entrevue, qui commençait à unir de bonne amitié M. Cuplat et Jean-Baptiste Flack, ceux-ci, précédés de l’abbé, faisaient irruption dans un restaurant clérical de la rue de Rennes.