Page:Mousseau - Mirage, 1913.djvu/42

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
— 33 —

rue Saint-Hubert commençait à battre l’enclume, les voitures passaient et repassaient avec des roulements sonores ; des sifflements aiguës venant de l’atelier de la compagnie des tramways qui est à proximité déchiraient l’air ; les locomotives passant sur la voie du Pacifique, à quelques arpents de distance, sonnaient leurs cloches à toutes volées ; jamais le père Beaulieu et sa famille n’avaient entendu autant de bruit et n’avaient vu autant d’animation. Et de minute en minute, du côté de la rue Saint-Denis, un vacarme assourdissant s’élevait : une course folle soudain arrêtée, des coups frappés sur un gong sonore, puis un démarrage soudain dont le bruit se changeait en un rondement sourd qui se perdait au loin : c’était le tramway.

Marie eut la vision d’une maison cachée entre des arbres, loin de la route, dans une campagne où il n’y avait pas d’autre bruit que le souffle léger et berceur du vent d’une belle journée d’automne, où il n’y avait pas d’autres passants qu’un homme marchant paisiblement dans les guérêts derrière sa charrue, où il n’y avait pas de trottoirs en pierre et en asphalte, pas de pavages, pas de voitures roulant dans la poussière, pas de charretiers conduisant leurs chevaux avec des jurons, pas de toits tout autour de l’horizon : elle aperçut la belle plaine moissonnée, les pentes vertes couvertes de sapins, les maisonnettes du village groupées autour du clocher et les montagnes qui s’élevaient plus loin, aussi loin que la vue pouvait porter, le tableau admirable peint par l’Auteur de la nature, les scènes rafraîchissantes qu’elle avait contemplées pendant toute sa jeunesse et dont il était demeuré un reflet pur et profond dans ses yeux ; elle vit tout cela, puis le décor changea et elle se trouva dans la réalité des choses, dans une petite épicerie située en pleine ville et qui était loin, bien loin de Saint-Augustin, autant que les époques successives de la vie sont loin les unes des autres, séparées par cet obstacle infranchissable qui est le Passé et qui ne permet pas de retour en arrière.

La jeune fille faiblit un instant et une larme vint à sa paupière. Mais elle réagit énergiquement contre cet accès soudain de nostalgie et s’empressa de se mettre au travail pour changer le cours de ses idées.

L’ouvrage ne manquait pas : Dulieu n’avait fait mettre qu’un ordre relatif dans l’épicerie. Le dernier occupant avait laissé la cave pleine de caisses éventrées et de débris de toutes sortes. Ces restes d’un commerce abandonné devaient être sortis et jetés dans la ruelle avant qu’on pût ranger les marchandises, les quarts de mêlasse et d’huile de charbon. Les deux garçons s’employèrent à cette tâche, pendant que les trois autres membres de la famille époussetaient et nettoyaient en haut et servaient la clientèle.

On avait eu vent de l’arrivée des Beaulieu, dans le quartier, et les commères s’étaient rendues en nombre chez le nouvel épicier, pour se livrer à des observations qui pussent leur permettre ensuite de faire des cancans sur le compte des nouveaux arrivants. Elles feignaient d’être très étonnées de se rencontrer, alors qu’elles s’étaient donné