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tude. On se préparait en effet, dans tous les logis du quartier, chez les pauvres comme chez les plus fortunés, à célébrer dignement la fête dix-neuf fois séculaire de la naissance du Christ. Et comme nous ne sommes après tout que des bêtes pensantes et que nous ne croyons avoir bien célébré un événement que si nous avons à cette occasion bien bu et bien mangé, et si nous nous sommes bien repus, tout le quartier faisait des achats de comestibles, dans toutes les cuisines on rôtissait des viandes et on faisait des pâtisseries, et une bombance formidable se préparait.

Le souffle de mysticisme qui se dégage des grands mystères de la religion chrétienne passait cependant sur ces préparatifs matériels, les idéalisait et amoindrissait ce qu’ils pouvaient avoir de grossier et de choquant. Dans les familles, les enfants parlaient du petit « Jésus », tout en songeant aux étrennes ; leur joie naïve et sincère se communiquait aux grandes personnes, qui en venaient à croire qu’elles ne faisaient que partager la joie des petits, alors qu’elles la ressentaient elles-mêmes véritablement.

C’était, dans la vie soucieuse, agitée, dévorante et vide du siècle, la trêve de Dieu, une de ces haltes rafraîchissantes qu’il faut être reconnaissant à la religion d’avoir établies, car sans cela la vie ne vaudrait certainement pas pour plusieurs la peine de la vivre.

L’adoration de l’Enfant-Dieu allait couronner cette semaine d’attente joyeuse, en la nuit solennelle et poétique où le peuple se groupe au pied des autels pour alterner les muettes contemplations avec les chants retentissants d’allégresse.

On n’était cependant ni aussi gai, ni aussi heureux que d’habitude à pareille époque, chez les Beaulieu. Le départ de Joseph, le travail fatiguant qu’occasionnait l’affluence des acheteurs, l’éloignement des lieux où depuis leur enfance les membres de la famille avaient coutume de fêter la Noël, tout contribuait à empêcher le père Beaulieu, sa femme, Henri et Marie de se mettre à l’unisson du bonheur de ceux qui les entouraient.

La joie débordante des autres ne leur procurait que du travail. Il y avait plusieurs nuits qu’ils se couchaient fort tard, sans pour cela se lever moins matin, et ce surmenage commençait à avoir son effet déprimant sur eux.

Ils avaient formé le projet d’aller à la messe de minuit, mais comment pouvaient-ils abandonner le magasin, quand les commandes à remplir les obligeaient à travailler jusque vers une heure ?

Le père Beaulieu voulait que du moins « les femmes » allassent à la messe de minuit. Mais elles refusèrent de prendre part à la fête si le père Beaulieu et Henri ne pouvaient les accompagner. Leur refus fournit un prétexte pour ne pas faire un réveillon qui aurait été fort triste, elles le savaient.

Tous les quatre montèrent donc se coucher, vers une heure, après avoir jeté un regard furtif du côté de l’église, où des lueurs d’incendie