Page:Murger - Les Nuits d’hiver, 1861.djvu/292

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
282
ÉTUDES

dignement loué sur sa tombe. Il n’accorda pas une ligne à l’art vulgaire ; il ne fit jamais à la popularité de ces avances qui dégradent. Ce poëte de la bohème était le plus consciencieux et le plus soigneux des artistes. Il mettait à polir une phrase le temps qu’un lapidaire met à tailler un bijou. Une nouvelle à la main jetée dans le courant du journal, lui coûtait souvent toute une nuit de veilles ; la moindre de ses flèches était ciselée. Sa vie souffrait de cette production si laborieuse et si. lente ; mais il préférait la gêne à l’imperfection volontaire. La nécessité même, qui force si souvent la plume du poëte à courir comme un outil vulgaire et rapide, ne lui arracha jamais une page ébauchée.

C’est pourquoi son œuvre lui survivra. Le fini, en littérature, préserve et protége. Les monuments construits en pierres grossières s’écroulent promptement ; une bague délicatement ciselée passe de main en main et ne périt pas. — L’œuvre de Murger est dédiée tout entière à la pauvreté et à la jeunesse. Le succès l’avait tiré de la bohème, mais son esprit y était resté. Il s’était arrêté, pour ainsi dire, à l’heure des vingt ans ; il continua de chanter les joies et les clartés de l’heure envolée.

 

Sa vie se passa a célébrer les fêtes ou à mener le deuil de ses jeunes années. Il demeura enchanté, pour ainsi dire, dans cette bohème riante et sinistre où avait erré sa jeunesse. Il ne cessa d’en poursuivre et d’en évoquer les fantômes. La plupart de ses romans ne font que reproduire, sous des formes nouvelles, son premier tableau.