Elle la connut bientôt. Les miliciens de Quimper s’emparèrent du château. Karval, à leur tête, s’élança dans ses appartements en criant :
— Mort aux nobles ! mort aux Blancs ! mort aux Vendéens !
La comtesse, éperdue, voulut fuir, mais elle n’en eut pas le temps. Les forcenés arrivèrent jusqu’à elle dans la chapelle du château, où elle s’était réfugiée.
— Arrêtez cette femme et sa fille, femme et fille de brigand ! s’écria Karval, ivre de sang et de joie, et ce calotin, ajouta-t-il en désignant l’abbé de Fermont.
Marie s’était évanouie dans les bras de sa mère, à laquelle on l’arracha.
— Et ton mari, le comte ? demanda Karval d’une voix féroce.
La comtesse le regarda fièrement sans répondre.
— Et Kernan ? s’écria-t-il.
Même silence. Sa rage fut grande alors de voir que ces deux hommes lui échappaient, et dans sa colère, il frappa la comtesse d’un coup mortel ; la malheureuse femme tomba en jetant un dernier regard d’angoisse sur sa fille. Karval chercha, fouilla, mais en vain.
— Ils sont à l’armée des brigands, s’écria-t-il. Bon ! je les retrouverai !
Puis, s’adressant à ses hommes :
— Emmenez cette fille, dit-il, c’est toujours ça !
Marie, inanimée, fut mise en compagnie de l’abbé de Fermont, au milieu des paysans arrêtés ; on leur attacha les mains ; on les parqua comme des bestiaux, et ils furent emmenés.
Le lendemain, Karval ramenait ses prisonniers à Guermeur.
— Et le mâle ? fit Guermeur en riant.
— Envolé ! mais sois tranquille, répondit Karval avec un hideux sourire, je le repincerai.
Marie de Chanteleine et ses malheureux compagnons furent jetés pêle-mêle dans les prisons de la ville ; la jeune fille ne retrouva sa connaissance qu’entre les murs de son cachot.
Mais les prisons, finissaient par devenir trop étroites ; aussi travailla-t-on à les vider, et l’instrument de mort fonctionna sans relâche sur la grande place de Quimper. Il fut même question de l’installer dans le prétoire du tribunal pour aller plus vite.
On sait comment procédait, dans ces temps de terreur, la justice révolutionnaire, quelles formalités étaient remplies et quelles garanties entouraient les accusés.
Le tour de la malheureuse jeune fille ne pouvait tarder à venir.
Voilà ce qui s’était passé depuis ces deux mois pendant lesquels le comte de Chanteleine avait été sans nouvelles de sa femme et de sa fille ; voilà de quelles épouvantables scènes son château fut le théâtre.
Alors Kernan comprit cet air de vengeance satisfaite que respirait la figure de Karval, quand, au milieu de la mêlée, il lui lança ces paroles terribles :
— On t’attend au château de Chanteleine !…
Aussi, tout en marchant, en soutenant son maître que ce désastre abattait, il murmurait :
— Karval, je serai sans pitié ! sans pitié !…
Il était près de huit heures quand le comte et Kernan quittèrent le château ; ni la faim, ni la fatigue ne purent les arrêter un seul instant. Ils se jetèrent à travers champs, et une dernière fois, en se retournant, le Breton aperçut derrière les arbres dépouillés les murs du château de ses maîtres.
Alors le fidèle serviteur guida le comte presque fou de douleur ; il se chargea d’avoir du courage et de l’intelligence pour deux ; afin d’éviter toute mauvaise rencontre, il prit par les chemins de traverse, et rejoignit bientôt la grande route de Concarneau à Quimper au village de Kerroland.
Le comte et Kernan ne se trouvaient plus qu’à deux lieues et demie de Quimper, et du pas dont ils marchaient, ils devaient y arriver avant dix heures du matin.
— Où est-elle ?… où est ma fille ?… murmurait le comte, qui eût fait pitié aux cœurs les plus endurcis. — Morte ! morte !… comme sa pauvre mère !
De lugubres visions lui venaient à l’esprit ; et si épouvantables, que, pour les dissiper, il se prenait à courir comme si la vision n’eût pas été en lui.
Kernan ne le quittait pas ; il le suivait dans ses bonds insensés, et le forçait même à se jeter dans les halliers, quand quelque passant apparaissait au loin sur la route. Tout homme devenait dangereux en pareille circonstance, et dans l’état d’agitation où il se trouvait, le comte se fût dénoncé lui-même.
Certes, le Breton souffrait autant que son maître, mais il méditait en même temps des projets de vengeance auxquels celui-ci ne songeait pas. Sa douleur était mélangée d’une immense somme de colère. Puis il réfléchissait et se posait des questions auxquelles il ne pouvait répondre. — Qu’allait faire le comte à la ville ?
Si son enfant était emprisonnée, réussirait-il à la ravoir ? La justice révolutionnaire ne rendait jamais sa proie, et le comte lui-même serait arrêté à la moindre démarche suspecte.
Donc, sans plan arrêté, sans idée préconçue, ces deux hommes allaient comme à l’aventure, mais poussés par une invincible puissance.
Suivant les prévisions de Kernan, avant dix heures ils arrivèrent aux faubourgs de Quimper. Les rues étaient à peu près désertes, mais on pouvait entendre au loin une sorte de murmure funeste. Toute la population semblait s’être accumulée vers le centre de la ville. Kernan prit donc hardiment par les rues en contenant son maître, qui répétait à voix basse :
— Ma fille ! mon enfant !
Le père souffrait en lui plus encore que le mari, dont la douleur était sans remède.
Après une marche de dix minutes, le maître et le serviteur arrivèrent à l’une des rues qui avoisinent la cathédrale ; là ils se trouvèrent en queue d’un fort rassemblement.
Il y avait des gens qui vociféraient, qui hurlaient ; d’autres, effrayés, regagnaient leurs maisons dont ils fermaient les portes et les fenêtres. On entendait des accents de douleur mêlés à des imprécations ; il y avait des visages terrifiés près de faces sanguinaires. Quelque chose de sinistre planait dans l’air.
Bientôt, au milieu du bruit, se firent entendre ces paroles :
— Les voilà ! les voilà !
Mais ni le comte, ni Kernan ne purent voir ce qui excitait la curiosité de la foule. À ces paroles d’ailleurs succédèrent immédiatement les cris longuement prolongés de :
— À bas les Blancs ! à bas les aristocrates ! vive la République !
Évidemment il se passait quelque chose d’épouvantable sur la place voisine ; au tournant de la rue, toutes