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musée des familles.

les figures étaient tendues vers un même point, et la plupart, il faut le dire, reflétaient des passions inhumaines, qui venaient chercher dans ce spectacle leur cruelle satisfaction.

On entendait de temps à autre des murmures plus violents ; à un certain moment, quelque chose d’extraordinaire parut se passer sur la place, car les mots :

— Non ! pas de grâce ! pas de grâce ! prononcés, hurlés plutôt par les gens qui voyaient, refluèrent jusqu’aux derniers rangs des spectateurs.

Le visage du comte était baigné d’une sueur froide.

— Qu’est-ce qu’il y a ? se demandait-on autour de lui ; et sans savoir, par un instinct de férocité, on s’écriait :

— Pas de grâce ! pas de grâce !

Kernan et le comte voulurent se frayer à tout prix un chemin dans la foule, mais ils ne purent y parvenir ; d’ailleurs, quelques minutes après leur arrivée, ce spectacle se termina, car le populaire se prit tout d’un coup à refluer ; les bras furent agités, les figures se retournèrent, et les vociférations s’éteignirent peu à peu.

Alors des crieurs se firent jour en lançant à la foule les noms des victimes.

— Exécution du 6 nivôse de l’an II de la République ! Qui veut la liste des condamnés ?

Le comte regarda Kernan d’un œil hagard.

— Voilà ! voilà ! continuaient les crieurs, le curé Fermont !…

Le comte serra la main de Kernan à la briser.

— La demoiselle de Chanteleine !

— Ah ! fit le comte en poussant un cri épouvantable.

Mais Kernan lui mit la main sur la bouche, le reçut dans ses bras comme il s’évanouissait, et, avant que les témoins de la scène eussent pu la comprendre, il entraîna son maître dans une rue écartée.

Pendant ce temps, d’autres noms étaient jetés à la foule, et ce cri retentissait de toutes parts :

— Mort aux aristocrates !… Vive la République !…


Jules Verne.



(La suite à la prochaine livraison.)


UNE EXCURSION A LA FERTÉ-MILON[1]


De Villers-Cotterets à la Ferté-Milon. — Souvenirs de Racine. — Une statue de David. — Comment on interprétera notre histoire. — Un éloge poétique. — Maison de Racine. — Château de la Ferté-Milon. — Saint Vulgis.— Henri IV et Biron.

I

C’était par un des derniers beaux jours de novembre ; je débarquai à Villers-Cotterets vers sept heures du matin, passai fièrement devant plusieurs petites voitures peintes en jaune, qui, par l’organe de leurs conducteurs, me firent les propositions les plus accommodantes ; je refusai et m’acheminai résolument à pied du côté de la Ferté-Milon, où m’appelaient des recherches historiques et principalement le souvenir de Racine.

La température fraîchissait beaucoup ; les voyageurs soufflaient dans leurs doigts, les postillons se frappaient les côtes en croisant les bras sur la poitrine, et les chevaux projetaient à deux mètres de leurs naseaux des panaches de buée.

Ma marche était rapide, et j’oubliai bientôt les ennuis d’une nuit en wagon.

Le jour, qui venait seulement de poindre à l’horizon, épandait dans l’atmosphère une lueur encore indécise. Le brouillard s’étendait à travers la campagne, s’enroulait moelleusement autour des bouquets d’arbres et laissait deviner un ciel d’un bleu pâle. Une traînée de vapeurs s’allongeait du côté de la vallée de l’Ourcq, et, après s’être déchirée, se perdit vers le levant sous les rayons du soleil.

Les oiseaux se tenaient frileusement en boule sur les arbres dénudés par l’automne, et les herbes chargées de gouttelettes glacées commençaient à briller sous les premières caresses du jour. Tout cela n’aurait en rien charmé un homme habitué à la vie des champs ; ma naïveté parisienne en fut émue ; je ne me lassais pas d’admirer et le soleil et les prés, et les bois, et les maisonnettes ; cette nature, qui souriait en dépit du froid et de la brume, me pénétrait de sensations douces et enivrantes.

C’est sous cette impression qu’après avoir franchi la forêt de Villers-Cotterets et m’être attiré les terribles imprécations d’une troupe de corbeaux, en leur lançant des pierres, je fis mon entrée dans la patrie de Racine.

Je ne sais si la Ferté-Milon est poétique d’elle-même ou par les souvenirs qui s’y rattachent, — il est difficile de démêler l’un de l’autre, — mais, du premier coup, je fus charmé de sa physionomie à la fois gracieuse et mélancolique.

Un château, qui a dû être un des plus remarquables manoirs de France, dresse sur la hauteur plusieurs vastes pans de murailles qui se découpent en lignes majestueuses ; — l’église de Notre-Dame, construite sur le versant de la colline, montre au loin son élégant clocher, surmonté de tourelles. — Une rue droite et bien entretenue s’étend dans la partie basse ; semblable à un fleuve qui reçoit des affluents sinueux, elle sert de débouché à plusieurs ruelles qui s’en vont escaladant tant bien que mal les rampes du coteau. — De la promenade du Mail, on jouit du panorama à peu près complet de cette petite ville, qui rappelle les plus fraîches compositions de Watelet.

La mémoire de Racine, — mémoire si pieusement poétique, — est là plus vivante que jamais ! Les habitants de la Ferté-Milon conservent avec une sorte d’enthousiasme le souvenir de l’illustre tragique, resté l’un de nos écrivains les plus chers, non-seulement parce qu’il était homme de génie, mais parce que l’on sent son cœur battre dans toutes ses œuvres.

En perpétuant parmi eux cette espèce de culte, les citoyens de la Ferté-Milon se rendent, de prime abord, extrêmement sympathiques. Comme on s’attache aisément au fils qui se plaît à parler des vertus de son père, on est facilement entraîné à aimer une ville qui n’oublie pas ses grands hommes.

Voulez-vous des preuves de cette religion du souvenir ? — En voici : — À peine arrivé à la Ferté-Milon, — encore sur le seuil d’un hôtel, — hôtel bien prosaïque, puisqu’il est dirigé par un simple charcutier, — à peine

  1. Voir le Musée des Familles, t. XXVII, p. 361.