Page:Musset - La Confession d’un enfant du siècle, 1840.djvu/110

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conséquent des désirs ; ayant un roman sur son comptoir, où il n’est question que d’amour ; ne sachant rien, n’ayant aucune idée de morale ; cousant éternellement à une fenêtre devant laquelle les processions ne passent plus, par ordre de police, mais devant laquelle rôdent tous les soirs une douzaine de filles patentées, reconnues par la même police ; que voulez-vous qu’elle fasse, lorsque après avoir fatigué ses mains et ses yeux pendant toute une journée sur une robe ou sur un chapeau, elle s’accoude un moment à cette fenêtre, à la nuit tombante ? Cette robe qu’elle a cousue, ce chapeau qu’elle a coupé, de ses pauvres et honnêtes mains, pour rapporter de quoi souper à la maison, elle les voit passer sur la tête et sur le corps d’une fille publique. Trente fois par jour il s’arrête une voiture de louage à sa porte, et il en descend une prostituée numérotée comme le fiacre qui la roule, laquelle vient d’un air dédaigneux minauder devant une glace, essayer, ôter et remettre dix fois ce triste et patient ouvrage de ses veilles. Elle voit cette fille tirer de sa poche six pièces d’or, elle qui en a une par semaine ; elle la regarde des pieds à la tête, elle examine sa parure ; elle la suit jusqu’à son carrosse ; et puis, que voulez-vous ? Quand la nuit est bien noire, un soir que l’ouvrage manque, que sa mère est malade, elle entr’ouvre sa porte, étend la main, et arrête un passant.

Telle était l’histoire d’une fille que j’ai eue. Elle savait un peu toucher du piano, un peu compter, un peu dessiner, même un peu d’histoire et de grammaire, et ainsi de tout un peu. Que de fois j’ai regardé avec une compassion poignante cette triste ébauche de la nature, mutilée encore par la société ! que de fois j’ai suivi dans cette nuit profonde les pâles et vacillantes lueurs