Page:NRF 12.djvu/97

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU 9I

Guermantes était excédée de me rencontrer chaque jour que je l'aurais indirectement appris du visage plein de froideur, de réprobation et de pitié, qui était celui de Françoise quand elle m'aidait à m'apprêter pour ces sorties matinales. Dès que je lui demandais mes affaires je voyais s'élever un vent contraire dans les traits rétractés et battus de sa figure. Elle avait, pour savoir immédiatement tout ce qui pouvait nous arriver de désagréable, un pouvoir dont la nature m'est toujours restée obscure. Peut-être n'était-il pas surnaturel et aurait-il pu s'expliquer par des moyens d'informations qui lui était spéciaux ; c'est ainsi que des peuplades sauvages apprennent certaines nouvelles plu- sieurs jours avant que la poste les aient apportées à la colonie européenne, et qui leur ont été en réalité trans- mises, non par télépathie, mais de colline en colline à l'aide de feux allumés. Ainsi dans le cas particulier de mes promenades, peut-être les domestiques de M.^^ de Guer- mantes avaient-ils entendu leur maîtresse exprimer sa lassitude de me trouver inévitablement sur son chemin et avaient-ils répété ses propos à Françoise.

Mais plus probablement la crainte, l'attention et la ruse avaient fini par donner de nous à notre servante, cette sorte de connaissance intuitive et presque divinatoire que le matelot a de la mer, le gibier du chasseur et le malade de la maladie. Je n'ai jamais dans ma vie éprouvé une humiliation secrète sans avoir trouvé d'avance sur le visage de Françoise, des condoléances toutes préparées ; et si, dans ma colère d'être plaint par elle, je tentais de prétendre avoir au contraire remporté un succès, mes mensonges venaient inutilement se briser à son incrédulité respectueuse mais visible et à la conscience qu'elle avait

�� �