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174 l'A NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

venus tout seuls. C'est-à-dire, en définitive, ceux qui ont été abandonnés. A la fortune.

Respectueux, épris de la pensée, respectueux des per- sonnes, nos deux hommes évitent avec un soin jaloux de se blesser l'un l'autre. Ils aimeraient mieux peut-être ne pas s'engager à fond dans l'idée qui leur est la plus chère, masquer jusqu'à une autre fois, remettre à plus tard, plutôt que de blesser l'autre. Ils veillent à ceci avec une attention scrupuleuse, avec une rouerie méticuleuse, avec une tendre et mélancolique, avec une sournoise et infaillible habileté. Ils ont quarante ans. Ils savent qu'une blessure ne se guérit jamais. Et que la plus imperceptible est aussi celle qui ne pardonnera pas. Par ailleurs ils savent que l'amitié est d'un prix unique, qu'elle est infini- ment rare, que rien ne la remplace ; qu'elle est infiniment sensible.

Respectueux de la pensée, respectueux des personnes je dirai qu'ils en sont venus à respecter leur propre per- sonne. Non point au sens kantien, naturellement. Il s'agit bien de Kant. Kant à leurs yeux n'est plus qu'im officiel, un malheureux professeur attentif. Il s'agit bien de cela. De même qu'ils ont une peur maladive de se blesser l'un l'autre, ils ont la même peur maladive de se blesser chacun soi-même. Une longue expérience de peine, une fièvre incoercible, une incapacité de cicatri- sation, la contusion toujours présente d'une impérissable meurtrissure leur ont appris que la blessure que l'on se fait soi-même est la plus inguérissable de toutes. Comme elle est de toutes la mieux placée, la seule bien placée. Par besoin de nous mettre au centre de misère. Et pour bien nous placer dans l'axe de détresse. Ils savent que la

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