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54^ LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

formes entraînées dans la même chute. Je ne suis qu'une goutte perdue dans une immense pluie de morts. Tous paraissent s'abandonner aux délices intérieures qui sont aussi les miennes. Nous pesons sur le néant de tout le poids de notre lassitude; et à force de se dérober autour de nous, le vide finit par nous recevoir et nous envelop- per maternellement; rien ne nous retient, rien ne nous attache, l'abîme devient un lit, la chute un repos, la jouissance du vertige un état. Des mots me traversent la mémoire... équilibre indifférent... mobile autour de tous ses axes... Je souhaite me tourner; à l'instant je me tourne, sans que rien n'ait bougé en moi qui me rappelle un effort des muscles.

Une jubilation puissante m'envahit ; je m'appuie savoureusement sur cet édredon qui m'environne; j'essaye avec lenteur toutes les attitudes que m'inspire ma fatigue. Au zénith, le microcosme de la tranchée et de mes anciennes souff"rances achève de poudroyer dans un recul infini ; c'est en moi que je sens à présent notre chute; elle s'est incorporée à mon essence.

Qui pourra décrire le ravissement de ces premiers instants ? J'ignore s'ils durent des heures ou des siècles. J'ai fermé les yeux, je me suis enclos en moi-même. Au monde de l'instable, succède celui de l'éternel équilibre, au monde du labeur, celui de l'éternel repos, à celui de l'inquiétude, celui de l'éternelle indifférence. A la base de notre nouvelle nature physique vibre la volupté ; comme fondement de notre nouvelle incarnation spiri- tuelle apparaît le pouvoir infini de notre désir; notre désir, cessant d'être l'appétit las et tourmenté que nous avions connu, devient pur esprit, clairvoyance pure.

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