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894 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

les profondeurs de son âme est opiniâtrement indifférent aux autres hommes ; il est tellement par-dessus et au-delà d'eux qu'avec leurs agitations ridicules et misérables, ils lui appa- raissent comme des moucherons. Il s'est trop éloigné d'eux dans le désert, où il s'est réfugié, et là, dans la solitude, sous la plus haute tension de toutes les forces de son esprit, il scrute sans répit « ce qu'il y a de plus essentiel » : la mort.

Toute sa vie il a craint et détesté la mort, toute sa vie tressaillit en son âme la « terreur d'Arsamas », — faut-il mourir ? Le monde entier, toute la terre a les regards tour- nés vers lui ; de la Chine, des Indes, de l'Amérique, de partout des antennes vivantes et palpitantes se tendent dans sa direc- tion, son âme est à tous et pour toujours. Pourquoi la nature ne ferait-elle pas une exception à sa loi, pourquoi ne donnerait-elle pas à un homme l'immortalité matérielle, oui, pourquoi pas ? Il est certainement trop rationnel et trop sensé pour croire aux miracles, mais d'autre part c'est un bogatyr, un explorateur, et il ressemble à la jeune recrue, qui de crainte et de désespoir s'affole et se bute en présence de la caserne étrangère. Je me rappelle qu'à Gaspra, il lisait le livre de Léon Shestov : « Le bien et le mal dans la doctrine de Tolstoï et de Nietzsche », et Anton Tchékhov, ayant observé qu'il n'aimait pas l'ouvrage, Tolstoï répliqua : « Je l'ai trouvé amusant. Il est écrit dans un esprit de bravade, mais somme toute, il est bien et intéressant. J'aime toujours les cyniques quand ils sont sincères. L'auteur dit : On n'a pas besoin de la vérité. Fort bien, qu'en ferait-il en effet, il n'en faudra pas moins qu'il meure. »

Et voyant évidemment que ses paroles n'avaient pas été comprises, il ajouta avec un sourire fugitif :

— Si seulement un homme a appris à penser, peu importe à quoi il pense, il pense toujours au fond à sa propre mort. Tous les philosophes ont été ainsi. Et quelle vérité peut-il y avoir, s'il y a la mort ?

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