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524 l'A NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Laudrel n'était plus que l'ombre d'un homme. Ceux qui l'observaient tant soit peu s'attendaient à le voir tomber au moindre coup de vent. On le tenait pour un garçon perdu et on disait que c'était la poitrine ; mais ce n'était pas la poitrine.

Un jour, un dimanche, Laudrel s'en fut retrouver Ginest qui était occupé à châtrer les moutons de l'année. Corbasson, qui a vu la scène de loin, m'a tout raconté.

Ginest prenait les jeunes moutons entre ses genoux, le derrière en l'air ; il leur fendait la peau avec un vieux tran- chet que lui avait prêté Laudrel, puis il saisissait les parties à deux mains et châtrait l'animal avec ses dents, en recu- lant la tête et en tirant, ce qui est une bonne manière de s'y prendre quand on sait ce qu'on fait, comme ce Ginest.

Eh bien, ce jour-là, Laudrel regarda pendant un grand moment Ginest châtrer ses bêtes. Laudrel était debout et vint un moment où il commença de trembler sur ses jambes. Puis soudain, c'est ce que m'a raconté Corbasson, il saisit le tranchet et, pendant que Ginest serrait les dents en renversant la tête, il lui enfonça le tranchet dans le gras de la gorge, sous la mâchoire. Corbasson n'en revenait pas. Il paraît que Laudrel s'y prit aussi nettement qu'un homme qui n'aurait fait que ça toute sa vie.

Ah ! Monsieur, voilà une affaire sur laquelle on a dit un nombre considérable de bêtises. Oh ! oui ! un nombre considérable. Laudrel fut arrêté sans difficulté. Il ne se sauva point. Il ne donna pas un mot d'explication. Il se con- tentait de répéter :

— Comme c'est dégoûtant, ce qu'il faisait là ! Comme c'est dégoûtant !

Vous admettrez pourtant avec moi qu'un berger peut châtrer les moutons avec ses dents, ce n'est pas une raison pour le tuer. La raison, la vraie raison, les juges de Rouen ne l'ont jamais connue. Laudrel, tout le premier, ne la connaissait point.

Il reprit si vite et si bien dans sa prison que, quand il

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