Page:NRF 18.djvu/650

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

644 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

les paysages que pour y faire apparaître ce que ses héros y mêlent de leurs propres passions et maint détail pitto- resque est là comme une pierre de touche où ils viennent éprouver la valeur et la force de leurs sentiments. Si l'on nous fait voir le petit chemin de fer côtier, la mer, la plage et les falaises, ou l'hôtel de Balbec, c'est toujours à travers le désir, l'angoisse ou le regret d'un des personnages du drame. Tout ce que peint, tout ce que raconte Proust semble être vu reflété dans leurs propres yeux. Sites ou visages, il ne décrit pas, il révèle. Ainsi surtout d'Albertine : La voici dansant avec une autre jeune fille dans la salle du casino de Balbec : «... Je venais de l'entendre rire. Et ce rire « évoquait aussi les roses carnations, les parois parfumées « contre lesquels il semblait qu'il vînt de se frotter et dont, « acre, sensuel et révélateur comme une odeur de géra- « nium il semblait, etc. » Je ne sais comment, mais cette odeur de géranium semble la matérialisation même du soupçon qui nous est suggéré des mœurs d'Albertine. Nulle autre odeur ne convenait mieux à cette sorte de nostalgie des exilées de Gomorrhe, partout et toujours inquiètes de se reconnaître et de se rejoindre.

Et ce rire d'Albertine qui sonne « comme les premiers ou les derniers accords d'une fête inconnue » ! Jamais on n'avait rendu d'une manière aussi vive, aussi poignante, la sensation qu'un être dont on jouit sans le posséder, est animé d'une vie lointaine, étrangère, mystérieuse aux jeux de laquelle on n'a point de part, et qui pourtant peut deve- nir pour un cœur jaloux et tourmenté la source d'une volupté inavouable. Qu'on me montre dans Adolphe, dans Dominique, des beautés aussi fortes que cet endroit du livre où le héros de M. Proust écoute dans le téléphone, avec la voix d'Albertine, les bruits, l'atmosphère nocturne de l'endroit où elle est, qu'il ignore, et où il sait qu'elle goûte certains plaisirs que lui-même ne peut lui donner.

Avec quelle finesse et quelles nuances nous est peinte sa jalousie, et ce sombre et doux masochisme qui vient, de

�� �