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SILBERMANN 301

Mais comme si j'avais eu aux oreilles le « sauve-moi » de Sil- bermann, je voulus tenter un dernier effort. Pour apitoyer mon père, je lui représentai la malédiction qui poursuivait Silbermann, son martyre secret, les transes où il vivait actuellement. Je lui avouai combien cet état me touchait ; je lui livrai, espérant l'attendrir, des preuves de ma folle amitié et de mon tourment. C'était la première fois que j'analysais mon cœur, et, grisé par les paroles, je me dénon- çais avec une ardeur candide. Dans mon emportement, je poussai ce cri ingénu :

« Ah ! je ne savais pas qu'on pouvait éprouver un tel sentiment pour d'autres que ses parents ! »

Et dans un geste suprême, je tendis vers mon père des mains suppliantes.

Mon père s'était levé. Ces mains que je tendais, il les avait prises dans les siennes ; il ne les serrait pas fortement mais les retenait aux poignets avec la fausse douceur d'un médecin. J'avais levé le visage vers lui. Son regard plon- geait dans mes yeux.

« Ce sentiment n'est pas normal envers un camarade. D'où provient cet attachement entre vous ? »

Il avait dit ces mots avec une force qui trahissait une arrière-pensée. Je ne pouvais répondre clairement à sa ques- tion. Il m'aurait fallu bien connaître les régions les plus délicates et les plus mystiques de mon âme. J'esquissai un geste d'embarras... Et tout d'un coup, dans ses yeux sombres qui étaient restés fixés sur moi, j'entrevis, comme une salissante ténèbre m'enveloppant, la basse conjecture où il s'égarait.

Le soulèvement de mon être fut tel que, après avoir laissé échapper un cri de révolte, je ne songeai pas à me discul- per mais à fuir. Honteux de mon père, je détournai le visage et tentai de défaire son étreinte. Mais, maintenant, mon père serrait les doigts.

« Avoue... avoue, proférait-il. »

Je relevai la tête. Ce n'était plus mon père. Sa figure,

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