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LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE


coquetterie. M. Tristan Bernard sait fort bien qu'un style bon enfant prend l'auditeur au dépourvu et le dispose à recevoir proprement, sans qu'il ait le temps de se garer ou de se plaindre, le coup qui lui est destiné. Il sait que le tapage effraie les gens et que ceux-ci conservent plus de rancune pour la peur qu'ils ont eue d'être frappés que pour une blessure inopinément reçue. Il faut bien reconnaître que dans telles œuvres de M. Tristan Bernard ce voile innocent n'est qu'une fort mince mousseline et qu'en Monsieur Codomat par exemple, l'âpreté du sujet y brûlait çà et là des trous. Rien de pareil dans le Poulailler. C'est que le revêtement du style s'y double de celui d'une action serrée, rigoureuse, symétrique et de la plus charmante convention. Au premier acte, un homme entre une épouse froide et deux maîtresses fatigantes ; au second, ce même homme entre une épouse qui s'éveille et s'offre et deux maîtresses qui ne renoncent pas ; au troisième, les deux maîtresses dépitées et la tendresse conjugale fraîchement éclose… Tout cela est entrelacé comme les joncs d'une vannerie, et l'attention du spectateur s'arrête à ce jeu, s'y amuse, y est entièrement satisfaite. Et pourtant, par delà ce chassé-croisé de situations, il y a de délicates scènes où pour un peu, bien peu, ceux qui ont le cœur averti se sentiraient plus près des larmes que du sourire. Sans étalage, sans explications indiscrètes, avec cette pudeur qu'on a pour soi-même, M. Tristan Bernard a donné, dans le troisième acte du Poulailler, une des plus jolies et émouvantes scènes d'explication conjugale qui soient au répertoire.

Et en même temps, il a posé un ingénieux exemple d'esthétique théâtrale. Combien peu de gens, dans la vie réelle, savent interpréter, chez ceux qui les entourent les indices d'une crise de sentiment ! Tragique et comique quotidiens leur échappent. S'ils constatent quelques faits révélateurs, ils n'en savent rien conclure, rien du moins qui ne soit prévu, imprécis et conventionnel. Par quel artifice scénique, par quel grossissement veut-on rendre ces nuances sensibles à un public qui ne sait point observer ? M. Tristan Bernard prend un adroit parti. Il construit une pièce qui prête à deux exégèses :