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L’ÉPAVE MYSTÉRIEUSE

dant, les embarcations sont toutes à la peinture. » (Or, chacun le sait, lorsqu’il s’agit de peinture, un bon second devient féroce et se prive comme il prive les autres.)

Il avait plu dans la journée : c’était la saison de l’hivernage, avec des grains chauds et des rafales, celles-ci très fortes, et comme toujours arrivant du fond de la rade par une vallée appelée Lamantin. Cela est si bien établi, que les noirs donnent aux rafales le nom de « Lamantins ».

Manœuvrés par deux nègres et généralement avec une grande habileté, les bateaux de passage portent une seule voile carrée, dont les écoutes très longues sont tenues en main.

En embarquant avec Ferdinand et Stop, Langelle murmura entre ses dents : « Il me semble que le patron a bu. »

Certainement le nègre titubait en tenant la barre ; Langelle prit sa place en lui disant :

« Mets-toi aux écoutes, vous ne serez pas trop de deux, car les rafales paraissent dures. »

Le nègre obéit sans protester, il tomba sur son banc, ses gros yeux lui sortaient de la tête.

« Oui, dit-il, ça sû et ce’tain, g’os Lamantin, faut veiller, pas chavi’er, aut’ement’equins tout autou’gober nous, ça pas long. » (Sûr et certain, faut veiller, autrement requins tout autour gober nous, ça pas long.)

Mais il ne veillait pas, et deux fois il raidit son écoute, au lieu de la larguer comme faisait son camarade, au commandement de Langelle, et, la voile à demi retenue, l’embarcation s’engageait aussi à moitié. « Il n’en faudrait pas une troisième pour capoter, s’écria Langelle. Résort, prenez la place de cette brute ; mais d’abord ôtez votre sabre, on ne sait pas ce qui peut arriver… Ah !… » s’écria-t-il. Il n’eut pas le temps d’achever. À l’instant même où l’aspirant quittait sa place et se disposait à obéir, une forte rafale atteignit l’embarcation et la coucha au ras de l’eau en un clin d’œil, parce que la voile résista au lieu de donner… Langelle et Résort crurent que, l’écoute lâchée, la barque se relèverait ; au contraire, restant engagée, elle se remplit et coula bientôt à pic. Gardant tout son sang-froid : « Nageons, dit Langelle, et faisons grand bruit, crions, à cause des requins ; un bateau va passer par ici dans un instant. »

En effet, à une faible distance, des cris répondirent à l’appel des naufragés, qui aperçurent bientôt une barque ; mais alors il se passa quelque chose d’effroyable : on entendit comme un hurlement désespéré, et bientôt une grande tache rouge apparut à la place où le patron nègre nageait quelques secondes auparavant…