Page:Nerval - Voyage en Orient, I, Lévy, 1884.djvu/183

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
171
LES FEMMES DU CAIRE.

avait appelées, et continuait à se faire servir par elles. L’une s’appelait Cartoum, et l’autre Zabetta. Je ne voyais pas la nécessité d’avoir tant de monde dans la maison, et je me gardais bien de leur offrir des gages ; mais elle leur faisait des présents de ses propres effets ; et, comme c’étaient ceux qu’Abd-el-Kérim lui avait laissés, il n’y avait rien à dire ; toutefois, il fallut bien les remplacer par d’autres, et en venir à l’acquisition tant souhaitée du habbarah et du yalek.

La vie orientale nous joue de ces tours ; tout semble d’abord simple, peu coûteux, facile. Bientôt cela se complique de nécessités, d’usages, de fantaisies, et l’on se voit entraîné à une existence pachalesque, qui, jointe au désordre et à l’infidélité des comptes, épuise les bourses les mieux garnies. J’avais voulu m’initier quelque temps à la vie intime de l’Égypte ; mais peu à peu je voyais tarir les ressources futures de mon voyage.

— Ma pauvre enfant, dis-je à l’esclave en lui faisant expliquer la situation, si tu veux rester au Caire, tu es libre.

Je m’attendais à une explosion de reconnaissance.

— Libre ! dit-elle ; et que voulez-vous que je fasse ? Libre ! mais où irai-je ? Revendez-moi plutôt à Abd-el-Kérim !

— Mais, ma chère, un Européen ne vend pas une femme ; recevoir un tel argent, ce serait honteux.

— Eh bien, dit-elle en pleurant, est-ce que je puis gagner ma vie, moi ? est-ce que je sais faire quelque chose ?

— Ne peux-tu pas te mettre au service d’une dame de ta religion ?

— Moi, servante ? Jamais. Revendez-moi : je serai achetée par un muslim, par un cheik, par un pacha peut-être. Je puis devenir une grande dame ! Vous voulez me quitter ?… Menez-moi au bazar.

Voilà un singulier pays où les esclaves ne veulent pas de la liberté !

Je sentais bien, du reste, qu’elle avait raison, et j’en savais assez déjà sur le véritable état de la société musulmane, pour