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INTRODUCTION.

misère réalise un gain furtif qui la corrompt sans l’enrichir. Ce n’est plus même la pâle image de l’amour, ce n’en est que le spectre fatal et douloureux. — On va voir jusqu’où s’étend le préjugé social si maladroit et si impuissant à la fois. Les Grecs aiment le théâtre comme jadis ; on trouve des salles de spectacle dans les plus petites villes. Seulement, tous les rôles de femmes sont joués par des hommes.

En redescendant au port, j’ai vu des affiches qui portaient le titre d’une tragédie de Marco Bodjari, par Aleko Soudzo, suivie d’un ballet, le tout imprimé en italien pour la commodité des étrangers. Après avoir dîné à l’hôtel d’Angleterre, dans une grande salle ornée d’un papier peint à personnages, je me suis fait conduire au Casino, où avait lieu la représentation. On déposait, avant d’entrer, les longues chibouques de cerisier à une sorte de bureau des pipes : les gens du pays ne fument plus au théâtre pour ne pas incommoder les touristes anglais qui louent les plus belles loges. Il n’y avait guère que des hommes, sauf quelques femmes étrangères à la localité. J’attendais avec impatience le lever du rideau pour juger de la déclamation. La pièce a commencé par une scène d’exposition entre Bodjari et un Palikare, son confident. Leur débit emphatique et guttural m’eût dérobé le sens des vers, quand même j’aurais été assez savant pour les comprendre ; de plus, les Grecs prononcent l’èta comme un i, le thêta comme un th anglais, le bêta comme un c, l’upsilon comme un y, ainsi de suite. Il est probable que c’était là la prononciation antique, mais l’Université nous enseigne autrement.

Au second acte, je vis paraître Moustaï-Pacha, au milieu des femmes de son sérail, lesquelles n’étaient que des hommes vêtus en odalisques ; on sait qu’en Grèce, on ne permet pas aux femmes de paraître sur le théâtre. Quelle moralité ! Moustaï-Pacha était flanqué d’un confident comme le héros grec ; — il paraissait aussi Turc que le farouche Aconnat représenté par Son Altesse. En suivant la pièce, j’ai fini par comprendre peu à peu que Marco-Bodjari était un Léonidas moderne renouvelant,