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elle avait inspiré à sa compagne, mademoiselle de Poligny, une admiration fort dangereuse.

Dans la retraite absolue, il ne naît point de sentiments fai­bles ; le moindre goût y tourne en passion : le cœur le moins constant et l’esprit le plus léger y sont contraints à vivre d’une pensée, d’une espérance, d’un nom. C’est le triomphe de l’i­dée fixe et la source de presque toutes les déceptions qui affli­gent les pauvres amants. Comment se persuader que la jeune recluse qui s’expose à toutes les tortures d’une vengeance sa­cerdotale, si le moindre billet tendre écrit de sa main tombe au pouvoir de ses supérieures, qui risque de se tuer en sau­tant du haut d’un mur de jardin, de se perdre à jamais en suivant celui qu’elle aime, comment se persuader que cette femme héroïque ne soit pas la proie d’un sentiment profond, indestructible. Eh bien, la moindre distraction, un bal, un spectacle, un parure nouvelle, l’eût peut-être détournée de ce projet, ou plutôt jamais elle ne l’aurait conçu sans le secours de l’ennui et le besoin d’animer sa vie monotone par un mal­heur ou une faute.

Mademoiselle de Poligny avait un beau nom et point de for­tune, c’est-à-dire qu’elle était condamnée à prendre le voile pour éviter à sa famille la honte de lui voir faire un mariage bourgeois. Ce sacrifice imposé par le tyran le plus impérieux, l’orgueil paternel, quelquefois la tendresse d’un mère l’em­pêchait de s’accomplir ; mais madame de Poligny était morte, et rien ne s’opposait plus au projet depuis si longtemps arrêté de consacrer au cloître la jeunesse et la beauté de Laurette.

Élevée depuis son enfance dans l’abbaye du Trésor, choyée par les religieuses qui voyaient en elle une compagne de pri­son, protégée par l’abbesse, qui la regardait comme l’amie de sa nièce, comme un exemple utile à la communauté, Lau­rette se résigna sans peine à prendre l’habit de novice ; elle était si jolie sous ces voiles blancs ! Parfois on contemplait sa démarche gracieuse sous ce noble costume, son doux sourire et cet air de contentement que donne toujours aux jeunes per­sonnes le premier acte important de leur vie. Mademoiselle de Richelieu enviait son sort, et se demandait pourquoi elle