Page:Nichault - La Duchesse de Chateauroux.djvu/59

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remuer Les passions. Il faut dans une histoire, connue dans uns pièce de théâtre, exposition, nœud et dénoûment. J’ai une autre idée : on n’a fait que l’histoire des rois ; mais on n’a point fait celle de la nation. Il semble que, pendant quatorze cents ans, il n’y air eu dans les Gaules que des rois, des ministres et des généraux. Mais nos mœurs, nos lois, nos coutumes, notre esprit, ne sont-ils donc rien[1] ?

— Sans doute ils ne sont rien pour la plupart des rois, des ministres et des généraux, reprit M. d’Argenson : mais le temps arrive où l’on écrira l’histoire pour tout le monde ; alors on fera la part de chacun. En attendant, il faut faire des concessions à l’autorité qui se meurt pour être là quand l’élève succédera au maître. On vous craint, il est vrai, bien plus pour ce que vous pourriez faire que pour ce que vous faites ; mais on redoute en vous, mon cher Voltaire, la puissance du talent, et cette hardiesse de pensée qui ne sera jamais du goût des prêtres, des courtisans, ni même des rois.

— Il en est pourtant que la vérité n’effraye point, qui aiment les auteurs qui la disent ; et Frédéric II est un exemple de…

— Votre roi de Prusse ! Interrompit M. d’Argenson, il est sur ce point tout aussi roi qu’un autre. Restez à sa cour, parlez-lui en ami, critiquez ses écrits, ses ordonnances ou ses vers, et vous verrez comment sa philosophie vous traitera.

— Je sais que j’en ai été traité à merveille, qu’il m’a offert tout ce qui peut flatter, qu’il s’est fâché que je ne l’aie point accepté. Mais quels rois, quelles cours et quels bienfaits valent une amitié de plus de dix années ? À peine m’auraient-ils servi de consolation, si cette amitié m’eût manqué[2]. Plus je vis, monseigneur, plus tout ce qui n’est pas liberté et amitié me parait un supplice. Mais malgré ma préférence pour mes amis et mon pays, je ne puis m’empêcher de penser que si Mahomet eût été représenté devant le roi de Prusse, il n’en eût pas été effarouché comme l’ont été nos prétendus dévots.

  1. Lettres à M. d’Argenson. (Correspondance générale, t. III)
  2. Idem.