Page:Nichault - La Duchesse de Chateauroux.djvu/81

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l’amour joue un grand rôle, si toutefois il nous a apporté Arsace et Isménie, comme il nous l’a promis ; car il est capable d’avoir mis dans sa poche un cahier de l’Esprit des lois au lieu de sa Nouvelle orientale.

— Il ne saurait tomber dans une pareille distraction, dit madame de Brancas.

— Lui ! madame la duchesse ; il en fait bien d’autres, vraiment ; savez-vous ce qui lui est arrivé l’autre jour ?

— Ah ! grâce, mon cher ami, s’écria le président.

— Non ; je veux que tout le monde sache ce dont vous êtes capable en ce genre ; c’est le seul moyen de vous corriger. Imaginez-vous, mesdames, qu’après avoir passé un temps infini à recueillir tous les matériaux nécessaires pour écrire une vie de Louis XI, et avoir terminé cet ouvrage avec le talent que vous lui connaissez, il recommande à son secrétaire de jeter au feu les mémoires dont il avait fait usage, et le brouillon qui a servi à la copie. Le secrétaire se trompe et brûle la copie au lieu du brouillon. Le lendemain, M. de Montesquieu trouve le brouillon sur sa table, pense à autre chose, le jette au feu, et nous prive ainsi de l’histoire d’un règne des plus intéressants de la monarchie ; n’est-ce pas un meurtre ?

Et chacun se récrie sur un malheur si grand. Un accable M. de Montesquieu de reproches flatteurs.

— Quelle bonne fortune pour notre ami Duclos ! dit madame Géoffrin, car sa vie de Louis XI était perdue.

— Il ne la jettera pas au feu, lui, je vous en réponds, dit madame de Tencin, il attache trop d’importance à tout ce qui sort de sa plume.

Madame Géoffrin prit la défense de Duclos ; car elle avait cette bonté des maîtresses de maison, espèce de reines qui craignent de perdre un sujet en laissant médire devant elles de sa personne ou île ses productions. L’amour des célébrités, en les obligeant à ce métier de don Quichotte, plonge souvent ces dames dans un embarras comique, lorsqu’il faut défendre avec le même zèle deux opinions ou deux talents contraires ; car tous les genres de vanité, même le plus innocent, coûtent toujours quelque chose à la bonne foi et à la dignité de l’esprit. Pour s’attirer et conserver les gens à la mode, les talents en vogue, il faut ne les contrarier sur rien, les flatter sur tout, leur faire croire séparément à la