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HUMAIN, TROP HUMAIN, DEUXIÈME PARTIE

national, pour répandre sur l’Europe son parfum composite. Ces deux courants de sentiments, saisis dans leur plus grande intensité et conduits jusqu’aux limites lesplus extrêmes, ont fini par résonner dans l’art wagnérien. L’appropriation des vieilles légendes indigènes chez Wagner, la libre disposition qu’il prit des divinités et des héros étranges — qui sont au fond de souveraines bêtes fauves avec de la profondeur, de la grandeur d’âme et de la satiété de vivre —, la résurrection de ces figures à qui il donna la soif chrétienne et moyen-âgeuse d’une sensualité et d’une spiritualité extatiques, tout ce procédé de Wagner dans les emprunts et les adjonctions, par rapport au sujet, à l’âme, aux figures et aux paroles, exprime clairement aussi l’esprit de sa musique, si celle-ci, comme toute musique, ne savait parler d’elle-même sans équivoque : cet esprit mène la toute dernière campagne de réaction contre l’esprit du rationalisme qui soufflait du siècle dernier dans celui-ci, et aussi contre l’idée supernationale de la Révolution française et de l’utilitarisme anglo-américain appliquée à la transformation de l’État et de la société. — Mais n’est-il pas évident que ce cercle d’idées et de sentiments combattu, semble-t-il, par Wagner et ses adhérents ait repris depuis longtemps une force nouvelle et que cette tardive protestation musicale tombe dans des oreilles qui préféreraient entendre d’autres accents, d’une esthétique différente ? En sorte qu’il pourrait bien arriver un jour que cet art merveilleux et supérieur devienne soudain incompréhensible et que l’oubli et les toiles d’arai-