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L’ORIGINE DE LA TRAGÉDIE

nienne, la « Volonté » désire si violemment cette existence, l’homme homérique s’identifie si complètement avec elle, que sa plainte elle-même se transforme en un hymne à la vie.

Il faut remarquer ici que cette harmonie, si passionnément admirée par l’humanité moderne, cette identification complète de l’homme avec la nature, pour laquelle Schiller a mis en usage l’expression de « naïveté », n’est en aucune façon un phénomène si simple, si évident en lui-même, et en même temps si inévitable, que nous devions fatalement le rencontrer au seuil de toute civilisation, comme un paradis de l’humanité : ce préjugé ne pouvait avoir cours qu’à une époque où l’on cherchait le type de l’artiste dans l’Émile de Rousseau, et où l’on s’imaginait avoir trouvé en Homère un artiste de cette espèce, un Émile élevé au sein de la nature. Lorsque nous rencontrons le « naïf » dans l’art, nous avons à reconnaître l’apogée de l’action de la culture apollinienne, qui, toujours, doit d’abord renverser un empire de titans, vaincre des monstres, et, par la puissante illusion de rêves joyeux, triompher de la profonde horreur du spectacle du monde et de la plus exaspérée sensibilité à la souffrance. Mais cette naïveté, cette complète absorption dans la beauté de l’apparence, comme elle est rarement atteinte ! Ce qui fait l’inexprimable sublime d’Homère, c’est qu’il est à cette culture populaire apollienne ce que l’artiste de rêve est à la