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Page:Nietzsche - Le Gai Savoir, 1901.djvu/121

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ravissement qu’ils subissaient l’artificiel du vers dramatique : — dans la passion la nature est si économe de paroles ! si muette et si embarrassée ! Ou bien lorsqu’elle trouve ses mots elle est si confuse et si déraisonnable, elle a tellement honte d’elle-même ! Maintenant, grâce aux Grecs, nous nous sommes tous habitués à cette dénaturation sur la scène, tout comme nous supportons, et supportons volontiers, grâce aux Italiens, cette autre dénaturation, la passion qui chante. — C’est devenu pour nous un besoin que nous ne pouvons satisfaire dans la réalité, d’entendre, dans les situations les plus difficiles, des hommes parler bien et tout au long : nous sommes maintenant ravis lorsque les héros tragiques trouvent encore des paroles, des raisons, des gestes éloquents et en somme un esprit clair, là où la vie s’approche des gouffres et où l’homme réel perd généralement la tête et certainement le beau langage. Cette espèce de déviation de la nature est peut-être la pâture la plus agréable pour la fierté de l’homme ; c’est généralement à cause d’elle qu’il aime l’art, expression d’une anomalie et d’une convention supérieures et héroïques. On fait avec raison un reproche au poète dramatique lorsqu’il ne transforme pas tout en raison et en paroles et qu’il garde toujours un reste de silence : — de même que l’on est mécontent d’un musicien qui, dans un opéra, au moment du mouvement de passion le plus intense ne sait pas trouver une mélodie, mais seulement un balbutiement « naturel », un cri plein d’expression. Car ici il faut contredire la nature ! Ici il faut que l’at-