Page:Nizan - Les Chiens de garde (1932).pdf/114

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Toute cette inquiétude prend divers visages accordés aux nations. Elle a un visage qui veut encore se composer dans ce pays longtemps privilégié où nous sommes entre l’Atlantique, la Méditerranée et le Rhin. Les interrogations qui y sont énoncées ne traduisent pas encore ce qui est nommé le désespoir. Comment désespérer d’un pays qui possède tant d’or, de propriétaires, de sagesse cartésienne, de vertus casanières, de livrets de caisse d’Épargne, de canons, de soldats ?

Les plus hardis pensent simplement que le monde est en proie à une maladie. Seulement à une maladie. Cette fièvre finira bien par tomber et ensuite reviendront la convalescence et la force et la belle ordonnance de la santé. Partout s’étale encore l’espoir de cette guérison et cette assurance qu’il ne se peut point que le mal soit définitif, que le monde dont on a l’habitude finisse de cette façon-là. Il suffit de durer, de s’arranger prudemment pour vivre ce mauvais moment de l’histoire : et ceux qui dureront auront leur récompense. Ne pas mourir avant le mouvement du progrès, ne pas faire faillite, ne pas perdre confiance dans les anciennes idées qui faisaient bon usage, qui étaient taillées dans des étoffes comme on n’en fait plus.

Personne ne veut croire encore les voix désagréables de ceux qui disent que ce monde commence à mourir de sa vilaine mort, que sa condamnation est déjà décidée quelque part. Les Français encouragés par les derniers vestiges de leur prospérité se tournent vers leur ancienne puissance, vers la solidité de leur jeunesse et ils n’imaginent pas que les provinces françaises puissent finir comme les royaumes d’Alexandre, que tout cela puisse finir ainsi, quand il y a eu Montaigne, et Descartes et Voltaire et le maréchal Foch et Bergson et les campagnes du Val de Loire, les cathédrales, les palais, les paysans,