Page:Noailles - Les innocentes, ou La sagesse des femmes, 1923.djvu/182

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Je m’autorise à vous parler avec cette franchise douloureuse parce que, de nous deux, je suis la plus accablée. Vous n’étiez pas attachée à cet homme comme je l’étais ; il n’était plus votre idée fixe, nourricière, votre climat, et, contre tous les maux, ce tampon de chloroforme que l’on fait respirer aux mourants. Vous l’aimiez encore, c’est bien peu de chose ; moi je l’aimais.

Vos enfants, qui ne sont désormais plus qu’à vous, fortifient votre orgueil d’avoir raison et mettent autour de vous la preuve de votre noblesse sans reproche et de votre dignité. Le trouble voilé, mystérieux, dans lequel, inconsciemment, mais avec un regard à la fois confiant et anxieux, vous avez vécu toutes ces années, se dissipe enfin. Vous respirez un air assaini, vous appartenez à des divinités familières qui préparent votre avenir plus heureux : la solitude, le silence, la clairvoyance, la fierté. Vous redevenez la jeune fille que d’autres hommes ont souhaitée violemment, ont implorée en mariage, et qui est restée pour eux le rêve matinal, obscurci soudain d’un nuage qui, disparaissant par l’absence de l’intrus, vous rend votre primitive figure désirée.

Mais moi, Madame, j’ai connu l’amour que je vous volais. Ce fut là toute mon histoire, je n’en veux point d’autre, et si je ne dis pas que je vais me tuer, c’est que cette brusque mort dépend de