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LE LIVRE DE MA VIE

moi, m’envahit pour toujours, se concentra, en donnant à l’âme une extension infinie, dans un si petit être. Le temps n’a rien effacé en ma mémoire de la route en poussière blonde et chaude, des haies épineuses tressées de mûriers et d’églantiers, où les baies bleues du prunellier sauvage s’arrondissaient humblement sous l’aigrette aiguë et fanfaronne de l’épine-vinette en grains de corail. Écoutant distraitement le pas monotone et résolu des chevaux, ma sœur et moi nous contemplions l’horizon que chaque seconde modifiait. Enveloppés des nuances vives et puis défaillantes et vaporeuses du crépuscule, apparaissaient les clochers des églises, pareils à des colombiers élancés, les maisons basses des villages, les peupliers feuillus de leurs racines au faîte, les pampres traités contre la moisissure par une chimie heureuse, qui les teintait du bleu des faïences persanes. Sur le bord de la route se rangeaient, sous la direction benoîte d’un adolescent intrigué par notre passage, une multitude de petits porcs noirs, démons gaiement dessinés. Déjà comestibles à l’œil, on eût voulu les arracher à leur destin inéluctable et succulent, ainsi que leur mère énorme, armoire ambulante qui les suivait et qui eût pu les receler de nouveau. Les cris d’un pourceau ligoté, mis à mort pour des agapes paysannes, et que j’entendis dans mes plus neuves années, m’avaient laissé l’atroce souvenir d’un