Aller au contenu

Page:Noailles Le Livre de ma vie.djvu/121

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

120
LE LIVRE DE MA VIE

crime laborieux, maladroit et cachottier. J’eus aussi de vifs chagrins pour le petit veau encore mol et crémeux, qu’un paysan traînait par une corde sur le chemin ou emportait au trot de sa charrette. « On le mène à l’abattoir », avait dit, la première fois, l’une de nos bonnes. Éperdue de douleur, je demandai à l’acheter. À présent encore, l’argent m’apparaît surtout comme un moyen de soustraire les créatures à leur sort redouté ; la fortune est, à mes yeux, l’auxiliaire de la compassion plus encore que du plaisir.

Parmi les plaines qui, aux côtés de la route d’Amphion à Thonon, étalaient des tons verts, cuivrés ou vermeils, selon la culture du sol, j’apercevais soudain, avec allégresse, une prairie que, par places seulement, des coquelicots capricieusement recouvraient : archipels de fleurs écarlates et sirupeuses, vivant là, en tribu, leur éphémère existence, de couleur triomphale.

Absorption de la Nature par tous les sens ; tressaillement en mon cœur de la poésie ; vague et total enveloppement de l’être par l’amour, dont j’avais ressenti le précis vertige dans notre chambre du chalet, lorsque le jeune matelot Alexis, soulevant de terre la petite fille que j’étais, l’embrassa sur la joue, d’une lèvre duvetée dont notre bonne allemande avait bien la connaissance, — toutes ces sensations, bercées au rythme allègre de la victoria, montaient de mon rêve