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LE LIVRE DE MA VIE

désespoir maternel, témoignaient d’un manque de respect ou révélaient un esprit dissipé. Les amis de ma mère ne se souciaient que d’elle. L’on paraissait nous reprocher jusqu’à notre pauvre aspect d’enfants détériorés par la catastrophe. Nous finîmes notre journée dans l’office, chez les serviteurs, et passâmes la nuit dans la chambre du cocher et de sa femme, qui nous la cédèrent. Le cœur populaire est zélé, organisateur, prodigue ; il offre ce qu’il pense devoir être désirable et réparateur ; on nous apporta une nourriture excessive, on entassa des édredons sur le lit, on fit dans la cheminée un feu qui éclaira la modeste pièce d’une sorte d’incendie heureux, mais l’âme demeura solitaire et comme blessée de tant de soins destinés au corps.

En un instant, mon père, aimé, certes, mais craint, devint l’objet de la dévotion de tous ceux qui l’avaient servi. Nous surprenions des lambeaux de conversation entre les femmes de chambre, où il était dit que nous avions tout perdu en le perdant. Ma mère, qui toujours fut indulgente, expansive, familière, riante, enfantine, semblait soudain exclue de la sympathie. On regrettait celui que l’on avait redouté. Pour ma part, je cessais de vouloir vivre, de pouvoir manger. Je ne comprenais pas bien que le destin, par un si grand trouble intérieur, voulût m’obliger à sortir d’un univers où il m’avait exigée. Je périssais