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Page:Noailles Le Livre de ma vie.djvu/145

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LE LIVRE DE MA VIE

entendre formuler ce que je n’ignorais plus. La puissance des mots, ce qu’ils ont d’irrévocable, l’annonce évocatrice que ne peut égaler ou dépasser que le spectacle même, qui nous fut épargné, me rendait puissamment minutieuse envers un tel événement. Les précautions que je pris toujours contre la violente intrusion des paroles dans l’esprit, je ne m’en suis pas servie pour dissimuler la douleur, pour la taire. Dire ou ne pas dire, tout le caractère des êtres et l’appui sur lequel se meuvent les événements dépendent du choix que l’on fait de l’une ou de l’autre de ces décisions. J’ai toujours préféré, quand c’était possible et ne pouvait nuire à nul être, dire un peu, ou beaucoup, ou différemment, afin de me délivrer d’une quantité de cet invisible sang spirituel par quoi l’on suffoque.

Ce qui me semble certain, c’est que la phrase de Mme de Staël : « Les grandes douleurs sont muettes » est en marge de la réalité. Le malheur avoue, se débat, raconte, clame, et je trouve parfaitement justes et émouvantes ces paroles prononcées par un être en proie à une grande souffrance dont il cherchait à exprimer l’intensité : « J’ai inventé des cris nouveaux ! »

Dans l’hôtel en deuil de l’avenue Hoche, on continuait à nous jeter de côté comme si notre présence misérable et silencieuse, notre incapacité de servir et d’apporter quelque soulagement au