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LE LIVRE DE MA VIE

tunité. J’ai gardé aussi, du premier deuil de mon existence, le souvenir des discussions qui s’élevaient au sujet de la densité du crêpe ; de la valeur, dans le désastre, du noir mat ou du noir de jais ; de l’audace qu’il y aurait à soulever, au cours d’une promenade furtive dans les chemins isolés du Bois de Boulogne, le voile pesant et rabattu sur le visage, qui empêchait ma mère de respirer. Enfin, six mois étant révolus, les fournisseurs s’enhardirent ; de réservés qu’ils étaient, ils devinrent empressés, obséquieux, flatteurs et abordèrent la question du noir seyant. Peu à peu, le malheur, dans une certaine proportion, se convertit en grâce et coquetterie. M. Dessus, exploitant avec une opiniâtreté sincère, dictée par la foi, notre malheur, retenait la pensée de ma mère et la nôtre fixée sur les tombeaux et sur l’immortalité. Il apportait souvent à ma mère, dont il faisait ainsi jaillir les larmes, toujours prêtes à sourdre, de petits volumes, choisis chez un libraire de la rue Cassette, dans une collection qui s’était donné pour tâche de cultiver la mélancolie, de défricher la renaissance de la vie dans l’âme et dans les corps fortifiés.

Un soir, il lui remit fièrement, comme on offre la subsistance à qui jeûne et la certitude à qui languit dans le doute, une plaquette cartonnée sur laquelle je lus ces mots : Au ciel on se reconnaît. De telles promesses, destinées à ma mère