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LE LIVRE DE MA VIE

À partir de la mort de mon père, cessèrent, chez nous, jusqu’au moment des premiers bals pour notre présentation dans le monde, les cordiaux et plantureux déjeuners du dimanche, auxquels mon père prêtait une attention solennelle qui n’eût pas admis de négligence. Ces repas, d’une abondance que l’on a peine à se représenter aujourd’hui, me firent connaître les écrivains et les personnalités françaises les plus en vue, les hommes d’État étrangers, réputés ou craints dans leur patrie.

J’appris aussi ce qu’est l’idolâtrie en regardant, toujours entouré, M. Caro, le philosophe spiritualiste, au visage onctueux et paterne, qu’un trait trompeur de la nature avait marqué d’une lèvre finement narquoise. Aimant et aimé, M. Caro inspirait ce respect que suscite le titre officiel de penseur. Il voyait ses cours suivis par les femmes les plus belles, comme les plus étourdies ; on les avait nommées les « Carolines ». Ma mère, très attachée à M. Caro, initiée à sa facile philosophie par son livre célèbre intitulé L’Idée de Dieu, lui témoignait une amitié si réelle qu’elle se rendit à son chevet de mourant et, tout en larmes, nous rapporta comme un propos sublime cette phrase par laquelle il lui décrivit les affres de l’angine de poitrine : « J’ai autour du cœur comme une