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LE LIVRE DE MA VIE

endormi, devait nous rejeter dans l’abîme. Au milieu des tentures violettes et argentées, des prières et des lamentations des prêtres, nous sentîmes notre blessure se rouvrir et nos larmes intarissables se répandirent, comme issues d’artères et de veines tranchées. Au sortir de l’église, le calme lentement se refaisait. Je regardais une ville à peu près semblable à une autre, plus coloriée, sur laquelle régnaient un climat et un parfum de l’air étrange, que je divisais sans m’en imprégner, et dont le vocabulaire, inscrit sur les bâtiments et les magasins, m’était inconnu.

Pendant notre court séjour à Bucarest, nous habitâmes d’abord l’hôtel qui communiquait avec le somptueux restaurant Capsa et puis la maison champêtre de ma tante Élise à « La Chaussée », aujourd’hui propriété de mon frère. Je vis, parmi des arbres nombreux et légers qui offraient en pâture au soleil leurs feuillages grésillants, un sapin vert, persévérant et solennel, qui rêvait en ce coin du monde comme j’en avais vu rêver dans tous les lieux de la terre où j’avais passé. Le sapin, le cèdre, l’araucaria, par leur aspect méditatif, leur vigueur paisible et noble, ont sans cesse retenu mon attention ; je vénère en eux les mages au cœur conscient du monde végétal.

La tante Élise nous annonça un matin que nous ferions connaissance, au repas de midi, avec le plat national, la mamaliga ; ces seuls mots, « le plat