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LE LIVRE DE MA VIE

L’oncle Paul me tenait au courant des projets d’union cent fois espérés, différés, abolis, et sa conversation chatoyante, ses remarques divertissantes et taquines, dépeignaient narquoisement les tragédies de la vie juvénile se déchirant aux barreaux d’une inique prison. Par lui, j’apprenais aussi que M. Dejean, le solide bourgeois grisonnant qui jetait sur les rivages du Bosphore un regard sans surprise, tant il restait fidèle au Limousin et n’admettait aucune rivalité avec Uzerche, Tulle, Brive-la-Gaillarde, avait fait son choix platonique dans le parterre de fleurs que représentaient les jolies filles de notre famille. Content du jeu de mots que lui fournissait sa prédilection, il ne cessait de répéter avec une grandiloquence satisfaite : « Je me suis livré pieds et poings liés à Thémis… » La charmante Thémis, brune accorte aux yeux d’antilope, fière d’une gorge et de jambes parfaites, unanimement vantées par sa famille, vierge robuste qu’on eût choisie pour être l’héroïne d’une églogue radieuse, riait de ce triomphe négligeable, sans toutefois le dédaigner absolument.

J’eusse été bien malheureuse dans le palais d’Arnaout-Keuï, si mon oncle Paul ne s’était appliqué à me faire apprendre par cœur les poèmes dont il était hanté. Disciple de l’école dite parnassienne, ébloui par ce qu’il appelait « la facture », correspondant de revues que patronnait Leconte de Lisle, il me récitait et commentait lentement,