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LE LIVRE DE MA VIE

dot ! ces irisations vivantes, ces roses, se fanaient, ravagées par la solitude familiale, dans un royaume presque exclusivement féminin.

La plupart d’entre elles, non mariées, n’avaient pour but que de plaire à un homme qu’elles enchaîneraient, dont elles feraient leur époux. Les circonstances leur refusaient avec persistance cette juste convoitise. Pareilles toutes à Mme Bovary, modèle sans omission, elles rêvaient, s’irritaient, languissaient dans un nuage de désirs où se colorait la vision de villes insoupçonnées, de voyages romanesques, de plaisirs paresseux ou trépidants — mélange de variation perpétuelle et d’éternité.

Qu’un seul homme s’arrêtât quelques instants à Amaout-Keuï, fût-il secrètement (et elles le savaient) le compagnon obèse, soumis et inattaquable de quelque sultane ; ou le conservateur vieilli d’un musée de Péra, que son intelligence faisait valoir ; ou encore un de ces jeunes cousins, voyageur tout occupé d’une actrice occidentale, on voyait, dès le départ de ces porteurs d’illusions, les beaux visages féminins rougis, gonflés de larmes, accablés par le désenchantement. Elles dépérissaient, s’alitaient, cessaient de manger, et, soucieuses pourtant, par amour-propre, de ne pas confier leur déception, faisaient savoir par une vieille servante dévouée fanatiquement à chacune d’elles, que seul un malaise digestif les obligeait à un repos prolongé.