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Page:Noailles Le Livre de ma vie.djvu/19

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LE LIVRE DE MA VIE

sentiment de virilité. Autoritaire et bon, ami des jardins et des poètes classiques, aimant à s’entendre parler, aimant à commander, aimant à bâtir, sa personne généreuse m’inspirait un grand amour et une peur extrême. D’abord, il m’étonnait. Le premier homme étonne une petite fille. Je sentais bien que tout dépendait de lui. Je n’étais pas sûre que sa justice fût telle qu’elle eût toujours raison. Je l’avais vu s’irriter contre les jardiniers, contre les marins de notre gracieux bateau du lac, contre les serviteurs. Dans ces moments-là, j’avais prié Dieu dans le coin des chambres pour que mon père se tût ou que le monde cessât. Je ne pouvais supporter, quelle que fût ma vénération pour mon père, qu’il s’emportât contre ceux qui ne se sentaient que le droit du silence. Sans que je me permisse de le juger, mais avec un sentiment de regret, je trouvais que mon père citait Corneille ou Racine solennellement, sans opportunité et à la façon salutaire des proverbes. Il se servait d’eux pour étayer sa morale, pour donner des conseils, pour répandre les nobles craintes.

Celui qui met un frein à la fureur des flots
Sait aussi des méchants arrêter les complots…

disait, soudain, la voix de mon père, qui, occupant un fauteuil rustique, buvait paisiblement une tasse de thé sur le balcon du chalet d’Amphion, dans une atmosphère de paradis, car des pétunias