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LE LIVRE DE MA VIE

vanillés et des hortensias roses, aux floraisons profuses, offraient le spectacle de la jeunesse du monde inclinée sur la transparence de l’eau.

Tout enfant, la poésie me semblait matière si sacrée que j’eusse voulu la rendre secrète, l’arracher au bon usage des exemples instructifs. Mais j’étais liée à mon père comme le surgeon du chêne est lié au chêne, et je réprimandais en moi cette délicatesse, cette vive susceptibilité, qui me portaient à lui trouver des torts et à éprouver par lui un malaise confus.

Mon père s’était marié tard et avait vécu en superbe célibataire les dernières années du second Empire. Il se plaisait à narrer, à l’heure des repas où nous étions présents, si petits que nous fussions, et torturés, le soir, par le vertige du sommeil, la politique des Tuileries. Devant notre imagination effrayée se déroulaient les brillants combats du Mexique, la prise de Puebla, la guerre de 1870, l’arrachement de l’Alsace-Lorraine à la France. J’ai été élevée parmi des académiciens (mystérieux pour moi par les noms similaires de Camille Doucet et de Camille Rousset), des diplomates, des écrivains, — autour d’une table trop abondamment fournie, où, déraisonnablement, rien ne nous était refusé, — dans le récit des provinces perdues, dans les discussions sur les responsabilités militaires et civiles, enfin, dans le sentiment d’un désastre qui remplirait à jamais l’âme de cha-