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LE LIVRE DE MA VIE

ce qui déchirait mon cœur ! Quand tous les combats de l’enregistrement furent terminés, ma mère, suivie de notre gouvernante, vint nous rejoindre sur le pont de l’Aurora ; nous les vîmes toutes deux écarlates, épuisées, hors d’haleine ; nous les confondîmes dans un même sentiment de tendresse et de reconnaissance. C’est alors que la famille aux beaux visages, qui les avait entourées jusque-là, donna un suprême gage d’amour. Elle descendit par les chemins étroits du port et s’installa dans des barques légères, qui se mirent à flotter autour de notre solide bateau. Ayant quitté le large fauteuil où l’on nous avait entassés, nous nous appuyâmes à la balustrade et aux cordages du navire. Accablés, nous regardions ces yoles fragiles qui oscillaient au moindre mouvement des passagers, et les adieux définitifs commencèrent : paroles ultimes, recommandations, promesses, prénoms lancés et répétés d’une voix pathétique, comme si les belles syllabes grecques, guirlandes jetées au-dessus de l’abîme des eaux, eussent eu un pouvoir d’enchaînement ! Quand l’Aurora leva l’ancre, ne sachant comment ne point quitter des êtres tant aimés et de quelle manière leur témoigner mon affliction et leur transmettre ma vie, je parvins à faire tomber, dans l’embarcation où se trouvaient mes préférés, mon mouchoir lourd de larmes. Ce geste de passion avait coûté à mon sentiment de la décence, car le pont du