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Page:Noailles Le Livre de ma vie.djvu/203

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LE LIVRE DE MA VIE

Je me souviens qu’un jour torride, en 1908, errant en Sicile, je trouvai, dans le pauvre salon d’une auberge d’Agrigente, une revue saccagée par les touristes, où je lus cette phrase de Dante : « Je pénétrai en ces lieux, muets de toute lumière… » Cette pensée bienheureuse, signée d’un nom auguste, ne s’apparentait-elle pas au vers du modeste poète de mon enfance ? D’un mouvement du cœur, je les rapprochai, j’inclinai le front de l’humble rêveur oublié sur l’épaule secourable de Dante.

Mme Colin, dont nous respections la science et qui brillait à nos yeux en nous proposant constamment pour exemple la carrière rapide de lettré que faisait son fils Ambroise, me décevait par ses enthousiasmes austères et inébranlables. Elle vénérait comme il était juste de le faire l’œuvre de Chateaubriand ; mais, au lieu de nous conduire dans le domaine populeux et royal des Mémoires, vibrant à jamais des cantiques de l’orgueil amer, elle nous dictait un chapitre d’Atala, où les mots « Bon sauvage ! » interjection proférée au milieu des lianes par l’illustre René lui-même, me firent lever les yeux et contempler, dans la ténèbre des âges, un spectacle non dénué de niaiserie ; ou bien elle nous faisait réciter les pages célèbres intitulées « Cimodocée aux lieux infâmes ». Quoique intriguée par le mystère dûment voilé du sujet, auquel les mots prêtaient une somptueuse parure, ma franchise impatiente, ma passion du réel, de