Aller au contenu

Page:Noailles Le Livre de ma vie.djvu/212

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

211
LE LIVRE DE MA VIE

Je vis une sorte d’archange aux cheveux roux, aux yeux bleus, purs, durs, examinateurs et défiants, tournés vers l’âme. Le cou robuste et coloré était amplement découvert par un col empesé et rabattu, d’où s’envolaient les coques d’une cravate de foulard d’un blanc triste, comme la fleur nuageuse des arbres fruitiers.

Le corps élancé présentait sa minceur dans une redingote noire de tissu modeste, qui contrastait avec l’extrême fierté du visage, barré d’une courte moustache vermeille, dont la vive nuance tachetait aussi le menton volontaire. On eût pu croire à la mélancolie résolue du jeune artiste si tout à coup, et fréquemment, les traits charmants ne s’étaient dénoués et épanouis dans le récit d’anecdotes miroitantes, chargées d’érudition ou bien mordantes et railleuses, qu’accompagnait un rire perlé de collégien, une gaieté ressentie jusqu’à la suffocation. La poignée de main d’Ignace Paderewski était si violente, si chaleureuse, communiquait avec tant de force loyale et passionnée une âme abondante, qu’il était impossible de ne pas subir sans cri de douleur son amicale et longue meurtrissure. Ayant eu ma main d’enfant broyée par ces phalanges d’où découlaient toutes les sources musicales et qu’avaient aguerries les étourdissantes octaves des rapsodies de Liszt, je levai sur le coupable un regard sans rancune et bientôt ébloui. Combien me plut immédiatement cette