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LE LIVRE DE MA VIE

plus aux élégantes déesses de marbre, obsédantes par la ruse voluptueuse.

La beauté de ma mère, son radieux talent de musicienne étaient le trésor et la foi inébranlable de notre famille. Nous eussions douté de la clarté du jour, mais non de la valeur attachée à la pureté d’un front que prolonge la ligne impeccable d’un nez fin et droit. Nous la contemplions aussi avec ferveur quand elle s’approchait du piano. Ma mère, anxieuse, refusait parfois de s’asseoir sur le tabouret faisant face au clavier. Des amis fanatiques l’y contraignaient. Elle donnait alors, par sa résistance, ses lamentations, ses larmes, le spectacle d’une captive de Delacroix, brutalisée par les vainqueurs. Et puis, apaisée, maîtresse d’elle-même, l’autorité de ses mains énergiques et volantes, semblables à des tourterelles, arrachait à l’ivoire et à l’ébène les plus beaux sons, les plus profonds, les plus allègres que l’on puisse entendre.

« Je suis issue tout entière du bois de ton piano », ai-je pu dire, en toute vérité, à ma mère, au moment où, dans un sommeil que l’obsession de la musique enchantait encore, elle quittait doucement la Vie, ayant sur les lèvres les noms de Beethoven, de Mozart, de Chopin.

Et, en effet, j’étais si redevable du don de poésie à son ravissant génie qu’à l’heure accablante et naturelle où, penchée sur ma mère, je voyais en