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Page:Noailles Le Livre de ma vie.djvu/23

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LE LIVRE DE MA VIE

elle, à l’état de clarté, ce que nous avions de tout à fait commun, je me suis entendue prononcer cette phrase qui nous mêlait l’une à l’autre par-delà le tombeau : « Je suis bien heureuse que ma mère ait écrit quelques poèmes qui, peut-être, ne périront pas. »

Née à Constantinople, d’une antique famille d’humanistes de l’île de Crète, ma mère fut transportée peu après sa naissance dans une ambassade de Londres, où elle demeura jusqu’à son mariage. Son père, entouré de considération, y représentait la Sublime-Porte : mots dorés, appellation fabuleuse qui me faisaient confondre la nation aux trésors byzantins avec une arche sans limite et m’emplissaient de respect envers un tissu bariolé, justement dénommé « le châle du Sultan ».

Heureuse à Paris, ne pouvant vivre ailleurs, ma mère, fidèle et poétique, se reportait pourtant avec nostalgie aux sensationnels brouillards de l’Angleterre. Elle nous dépeignait fréquemment, avec une sorte de béatitude qui accorde une tendre part au chagrin, l’hiver britannique, la tristesse de l’orgue de Barbarie, étouffée dans la brume opaque et jaune, les bougies allumées dès l’aurore, l’ennui du dimanche, les loisirs évangéliques rendus obligatoires. Ces plaintes heureuses me font songer à la sirène légendaire dont parle Michelet et qui, cap-