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LE LIVRE DE MA VIE

Chauve dès son adolescence, disait-il, et au temps où nous le connûmes remarquable aussi par cette légèreté de corps que l’on voit parfois aux jeunes obèses, il était comparable à ces ballons tendus et glissants qui posent à peine sur le sol et paraissent plus aériens que terrestres. Il portait fièrement, avec une sorte de défi et de vantardise, sa calvitie, comme si elle eût été un feutre empanaché, et il transformait sa proéminence abdominale en subtilité de danseuse aux ailes de gaze. Son clair regard exorbité, couleur d’aigue-marine, semblait reproduire par l’hésitation et par la soudaine explosion son inguérissable bégaiement. Favorable défaut ! Mariéton obtenait, grâce à ce frein capricieux, à l’attente imposée, des effets d’éloquence, une facilité prodigieuse d’association d’idées, qui lui fournissaient des jeux de mots pleins de chance et de réussite.

À un dîner chez ma mère, alors que ma sœur et moi étions de toutes jeunes mariées, insouciantes, sûres du destin, rieuses parmi des compagnons heureux, un ananas fut présenté au dessert. On allait le découper en tranches rondes lorsque Léon Daudet, s’interposant, appliqua au beau fruit exotique la méthode experte de l’arrachement en pleine pulpe : « Mais, Léon, s’écria Mariéton, en séparant convulsivement les syllabes, c’est de l’ana-na-tomie ! »

Épris du génie de Mistral autant que Vincent