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LE LIVRE DE MA VIE

Nous aimions la tour Eiffel, l’arche imposante de sa base, la mystérieuse et insensible oscillation qui se produisait à son faîte, complicités aériennes d’harmonieuses mathématiques.

Bravement, au prix d’un vertige inoubliable, nous gravîmes les escaliers à claire-voie, ressentant l’honneur d’être accompagnés par M. Eiffel. Ma mère, s’accrochant avec terreur au bras de l’illustre ingénieur, se révélait entièrement en faisant alterner des gémissements sans contrainte avec les plus courtoises et souriantes félicitations. Elle et moi, épuisées, dûmes nous arrêter à la dernière plate-forme, cependant que mon frère et ma sœur s’élançaient jusqu’à toucher le drapeau. Ils éprouvèrent de cet exploit un orgueil dont il fut longtemps parlé. Deux sentiments étaient en honneur dans la maison de l’avenue Hoche : la témérité d’abord, mais aussi, chez une petite fille et chez une femme, l’anxiété, la défaillance, les langoureuses angoisses, tout ce qui apparente un corps délicat au poétique évanouissement d’Esther.

Le temps passait, nous vivions heureux dans le rayonnement de la présence quotidienne de Paderewski, rieur, disert, anecdotique. En dépit d’une fragilité de santé attachée à ma native robustesse par la grave maladie de Constantinople, je goûtais doucement, envahie par le monde des images, les confuses délices de la croissance. À