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Page:Noailles Le Livre de ma vie.djvu/242

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LE LIVRE DE MA VIE

treize ans je m’unissais à tous les éléments, à tout le roman du monde. Si la créature, dès sa naissance et jusqu’à sa mort, est inconsciemment livrée à la hantise voluptueuse par la rêverie, l’irritation, la tristesse, il est une longue partie de sa vie où l’obsession sans relâche fait d’elle l’esclave, la victime triomphante des sollicitations de la nature. De bonne heure, les petites filles sont averties secrètement de la prédominance du charme corporel sur toutes les vertus de l’esprit, et, si fières sont-elles de cet avantage animal que leur confère la beauté, que, pour elles, l’orgueil est presque toujours physique.

Bien que timide par délicatesse de l’âme, par amitié pour tous les êtres mêlés à mes études comme à mes jeux, et dont je pressentais obscurément, quant à quelques-uns, le chétif avenir, j’étais assurée de ma puissance, satisfaite de mon apparence que mon entourage approuvait. J’avais eu peur de ce que l’on appelle injustement l’âge ingrat, — ce si beau moment d’avant quinze ans ! Pauvre enfant ingénue, je comptais, avec une naïve certitude, m’ébattre au centre du monde. « Si je n’étais pas souffrante, ai-je dit alors, et répété toute la vie, je sentirais des ailes croître à mes épaules et je m’élancerais dans la rue. » Il faut l’avouer, et c’est là, je crois, une vérité pour les femmes que le destin a favorisées, j’étais moins vaniteuse des dons de l’esprit, si vigoureux en moi que je ne les mettais pas en doute, que de l’image